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Un club, une équipe, un championnat étaient un sol commun, un lien entre tous. Aujourd’hui, tout a changé. Le football n’est plus ce rivage commun sur lequel se retrouver les soirs de mauvais temps. C’est un archipel diffus fait de petites îles individuelles ne communiquant entre elles que par intermittence. L’archipelisation du football est en marche. Et pour une fois, le Covid n’y est pour rien.
Football in abstentia
Admettons dans un premier temps que le prophète a vu juste. Ce début de saison fait de changements d’opérateurs télé, de stades remplis de vide(s), d’équipes à demi-décimées, tout contribue à projeter une lumière de funérailles sur nos réunions habituelles. On avait toléré toutes ces mesures exceptionnelles pour finir la saison (presque) partout en Europe. On avait même plutôt aimé cette version studio de la Ligue des champions faites de play-off, d’habiles bruitages et de matchs en carton. Mais, il faut bien l’avouer ici, la rentrée est difficile. Le provisoire dure. Tout manque et tout est en morceaux. À peine réussissait-on à admirer notre milieu de terrain qu’une nouvelle notification venait l’amputer d’un ou deux joueurs. À peine parvenait-on à trouver le bon canal de retransmission, que déjà l’image gelait et la colère montait. Valdano a raison. Nous souffrons d’être « remplis d’absences » .
Mais risquons une hypothèse : et si ce que décrivait notre théoricien comme un phénomène momentané propre aux circonstances sanitaires n’avait en fait rien de provisoire ? Et si ce phénomène d’amputation avec nous-mêmes, cette lente, mais constante distanciation sociale et physique avait débuté bien avant la Covid ? Le football était une église commune, une croyance nous rassemblant autour d’une table, d’un verre, d’une tribune. Le temps d’un match, d’une compétition, nous nous intégrions tous dans la même communauté et faisions corps, au point même, étrange privilège, que certains de nos intellectuels nous reprochaient de le crier trop fort. Fabriquer du lien, produire du sentiment, ritualiser nos appartenances, quiconque a déjà foulé une pelouse ou une tribune sait de quoi il parle quand il parle de football.
Tout le football, rien que le football ?
Oui, mais voilà, un phénomène de morcellement de l’offre a eu pour conséquence de fragmenter insidieusement non seulement nos semaines, mais aussi toutes nos solidarités. Cette semaine, par exemple, voilà le programme : Premier League (lundi), Champions (mardi), Carabao Cup (mercredi), Ligue Europa (jeudi), Ligue 1 (vendredi), Serie A (samedi) et Liga (dimanche). Sans compter les entraîneurs qu’on aime bien, les héros qu’on souhaiterait revoir sur pied ou les styles de jeu qui nous font de l’œil. Sans compter aussi nos vieilles loyautés qui rôdent et qu’il faut bien honorer de temps à autre.
Bien sûr, on n’est pas obligé de tout regarder. C’est vrai que, pour une fois, on pourrait passer plus de temps à regarder des documentaires (en dix épisodes) sur Tottenham, Manchester City, Bielsa, Leeds, Sergio Ramos, Toni Kroos, le PSG et éventuellement feuilleter un ou deux livres de tactique (de 400 pages) avant de nous endormir. Pourtant, rien n’y fait. Le lundi suivant, c’est toujours la même histoire : plus aucun souvenir. Tout coule, rien ne reste. À part peut-être un vague regret, une étrange absence. La condition du consommateur moderne est tragique : plus il en voit, plus il oublie.
Douleurs imaginaires
Le virus a bon dos, mais, soyons lucides, il n’a fait qu’accentuer un phénomène de fragmentation progressive remontant au moins à 2007 en France. Souvenez-vous, c’était l’année où la LFP avait décidé, sur le modèle de la Premier League, de découper son offre non plus en 4, mais 12 lots. Cet habile échantillonnage avait réjoui les financiers, mais eu pour douloureux corollaire (au même titre que la multiplication des diffuseurs) la désintégration progressive de l’audience en petits îlots séparés les uns des autres. Un club, une équipe, un championnat étaient un sol commun, un lien entre tous.
Aujourd’hui, tout a changé. Le football n’est plus ce rivage commun sur lequel se retrouver les soirs de mauvais temps, c’est un archipel fait de petites îles individuelles ne communiquant entre elles que par intermittence et selon les besoins de la compétition du jour. Au point même, étrange paradoxe, qu’entre les différentes plateformes, diffuseurs, compétitions, rediffusions, on ne parvient même plus à en mesurer l’étendue. Jérôme Fourquet, sociologue français, décrit ce phénomène d’ « archipelisation » dans un livre célèbre. Fourquet parle de « société » , dans cet extrait, mais il aurait pu parfaitement dire « football » : « Elle (la société, donc) se compose désormais, en effet, de différents groupes ayant leur propre mode de vie, des mœurs bien à eux et parfois une vision du monde singulière. À l’image des îles d’un archipel, ces populations vivent à l’écart les unes des autres. » À l’écart, mais unies par une douleur commune, celle de l’amputation.
Par Thibaud Leplat
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